La nature réclame son dû

La nature réclame son dû

Haute-Loire : mésanges et pinsons menacent de lâcher des cocktails molotov sur les bétonneurs

paru dans lundimatin#287, le 10 mai 2021

J’ai fait un rêve tellement étrange qu’un besoin irrépressible me pousse à le partager. Alors que je me baladais le long du Riou, petit ru de Haute-Loire promis à une destruction prochaine pour faire place à une 2 x 2 voies inutile et imposée, une grenouille rousse, rana temporaria, sauta en travers de mon chemin et me tint à peu près ce langage :

« Tes semblables ont entrepris la dévastation de notre milieu de vie. Des dizaines de milliers d’arbres ont déjà été abattus, privant de leurs espaces de nidification des centaines de familles d’oiseaux. Des dizaines de kilomètres de bocage ont été détruits, condamnant des millions d’insectes, de reptiles, de petits mammifères à l’exil ou à une mort certaine. En se penchant sur l’entremêlement des liens et des relations entre espèces sur ce territoire, il est aisé de comprendre combien les dégâts sont considérables et irréversibles.
Toi qui viens te promener ici, prends le temps et la peine d’observer, de mesurer la richesse de ce qui t’entoure. Écoute, sens, regarde, entend et ressens. Et va dire à tes semblables quel mal ils font, quel mal ils nous font, quel mal ils se font.
Va leur dire que nous, le Collectif des habitants vivants du Meygal, exigeons l’arrêt immédiat des travaux.
Nos experts ont évalué les préjudices occasionnés jusqu’à ce jour. Prenant en compte l’ensemble des nuisances, des ravages et des victimes, ils estiment que leur montant ne peut être inférieur à 1,7 milliards d’euros. C’est qu’ils en ont fait des orphelins et des sans-abris ! Aussi réclamons-nous le règlement non-négociable de ces indemnités de dommages et intérêts, acceptons un paiement échelonné sur 96 mois.

Toutefois, nous prétendons défendre tous les habitants de notre territoire, dans une grande alliance qui n’abandonne personne. C’est pourquoi, dans un souci de cohabitation respectueuse, nous accordons à tes semblables le droit de construire deux raisonnables contournements des villages dont les habitants sont intoxiqués au quotidien par les nuisances continues du trafic routier sous leurs fenêtres. Nous accepterons ces travaux modestes et modérés, à condition qu’ils soient envisagés avec tous les habitants, donc, avec déménagements préalables de ceux qui verront leur habitat malgré tout détruit.
Nous ne sommes pas hostiles à l’humanité, à condition qu’elle sache rester à sa place et ne pas se montrer arrogante et méprisante envers la nature dont elle fait intégralement partie et semble trop souvent l’oublier.

En cas de refus, nous serons amenés à nous défendre, par tous les moyens. Notre survie est plus légitime que la violence exercée contre nous. Les pinsons attaqueront, en formation de combat, les véhicules de destruction et largueront des cocktails Molotov confectionnés par les mésanges et les alouettes Lulu. Les lierres se déploieront pour entraver les employés et les empêcher de se rendre complices d’un massacre dans le seul but de nourrir leurs familles. Les renouées du Japon, appelées à la rescousse, tel des ninjas furieux, gêneront l’avancée des engins et déferont les ponts, perceront le bitume des voies de circulation et recouvriront le chantier, pour reconstituer rapidement le terreau fertile. Un colibri égaré tentera peut-être de faire sa part, sous les quolibets des manifestants humains venus semer leur ZAD, rejoints par les Zapatistes, qui viennent de quitter leur forêt Lacandone pour répandre le virus de la rébellion, dans une « conquête inversée », et poser le pied sur cette terre, que ses natifs appellent aujourd’hui “Europe”, mais qui s’appellera désormais : SLUMIL K’AJXEMK’OP, ce qui signifie “Terre rebelle”, ou “Terre qui ne se résigne pas, qui ne défaille pas”. Les sangliers et les chevreuils les protègeront contre les charges puériles des CRS envoyés défendre l’ordre marchand contre un salaire de misère.
En cas d’arrêt immédiat des destructions, preuve de la bonne volonté de tes semblables, nous renoncerons aux indemnités dues dont nous ne saurions de toute façon que faire : la vie n’a pas de prix !
Transmets sans attendre ce message à tes semblables. Plus qu’un avertissement, il s’agit d’un ultimatum. »

Sans attendre de réponse de ma part, la grenouille rousse a plongé dans le Riou, me laissant seul, interdit et songeur. Les 22, 23 et 24 mai, des rassemblements sont justement prévus tout prêt d’ici contre un projet absurde et ravageur sur la RN 88 : 10 km de double-voie qui doivent recouvrir 140 hectares de terres, pour un coût de plus de 200 millions et pour gagner à peine deux petites minutes. Ce rêve peut-il n’être qu’une coïncidence, le fruit de ma seule imagination ? Venez nombreux, nous essaierons ensemble de trouver cette grenouille qui parle.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

Illustration : Alessandro Pignocchi
Le site de la Lutte des sucs

Ce contenu a été publié dans 22-24 : soulèvements de la terre. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.